Madame Sarah et le jeune vagabond
La nouvelle instant
On l'appelle Madame Sarah dans le quartier. Elle vit là depuis toujours. Elle habite une de ces maisons bruxelloise à trois étages, étroite et haute, comme une petite tour. Sur la façade avant, des fenêtres rectangulaires, une seule au rez-de-chaussée pour laisser s'immiscer la porte en bois vernis, et deux à chaque étage jusqu'au toit de tuiles rouges. Il y des rideaux à la fenêtre du bas, toujours tirés, comme si la lumière l'empêchait d'exister.
Madame Sarah à l'air d'avoir cent ans. Elle porte aujourd'hui des bottes courtes en caoutchouc vert. Elle est drôlement voutée, comme la moitié d'un biscuit qu'on trempe dans le café. Tous les matins elle sort tôt, son caddie à la main. Elle promène sa solitude, accompagnée du bruit incessant du Boulevard, pour se rendre à la petite épicerie du coin. Tous les jours, sauf vendredi car c'est jour de prière pour Amir, le propriétaire du bazar. Et la prière c'est sacré. Il a repris le commerce quand son daron est mort, un cancer, une maladie de vieux qui l'a terrassé sans prévenir vraiment. La mort ça sait pas compter. Ça se trompe. Il n'avait même pas quarante ans. Depuis, avec Amir, on partage un joint de temps en temps dans l'arrière-boutique. Assis sur des cartons de chips, il me sourit et dit "C'est harām" mais ça l'empêche pas de le faire. Il parle pas beaucoup Amir, il écoute, me regarde avec douceur sans trop s'attarder et se retranche derrière ses dents du bonheur qui donnent envie de l'adopter. Il est seul maintenant.
Je suis adossé à l'abri bus en bas de chez Madame Sarah. Je l'aperçois de loin revenir avec son chariot qu'elle traine comme sa croix. Je pourrais l'aider peut-être. J'ai bien tenté une ou deux fois de l'aborder mais je sais pas, j'ai pas vraiment osé. Ça fait un peu peur la vieillesse. Je fixe le mur en face, il y une petite niche de la taille d'un pied, encastrée dans la façade, au niveau du sol. Je l'imagine être un passage sur mesure pour rats des villes. Dans mon esprit embrumé, j'y vois un rat aux moustaches courbées, suivi de ses petits, joyeux et turbulents, s'y presser en plaisantant. Ils sont trempés de la tête aux pattes. Il était temps qu'ils se mettent à l'abri, la pluie redouble d'intensité. En vrai, ce trou dans le mur est un décrottoir, un truc pour enlever la boue de ses chaussures. Le bus de neuf heures douze vient de partir. Je reste là, je n'ai pas vraiment de plan pour la journée. J'ai un peu froid.
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Je ne vis plus qu'au rez-de-chaussée, mes hanches et mon dos me font mal, je ne me risquerais plus dans les escaliers. J'ai fait installer du double vitrage pour atténuer le bruit des voitures et je laisse les rideaux fermés pour endormir l'agitation du dehors. Depuis cette chambre, mon regard traverse les pièces en enfilade et se pose sur la verrière au bout, dans la continuité du jardin qu'une fine bruine balaie aujourd'hui. C'est un halo de lumière, le poumon vert de la maison.
Comme tous les matins, je suis réveillée par la symphonie des miaulements des petits et des grands. Ils sont partout, ils se chamaillent comme des enfants. Ils sont de toutes tailles et tous pelages confondus. Les uns malaxant ma couverture de leurs griffes acérées, les autres attendant sagement près de leur gamelle, le regard implorant et la gueule entrouverte d'où ne sort qu'un léger piaillement. Ils sont les rayons de soleil de ma vie.
Il est huit heures trente à l'horloge du salon. J'enfile mes chaussures et descends la petite marche du perron. Mes bottines sont doublées d'une fine couche de peau de mouton, je peux y glisser les pieds sans effort. Je me dirige d'un pas tranquille jusqu'à l'épicerie qui fait le coin. J'aime cette routine désuète, avoir tout le temps du monde pour être à l'heure. Tous les jours, sauf vendredi. Sur les murs encombrés du bazar, il y a des photos noir et blanc du quartier avant que l'autoroute ne s'y jette. Le boulevard était une rue à sens unique bordée de tilleuls argentés. On y devine presque les couleurs de l'automne. Le jeune Amir m'aide à poser les quelques provisions du jour sur le tapis de caisse. Des croquettes et des boites, quelques légumes, des patates et des tranches de jambon blanc. Il y ajoute du mou pour les chats. Il sait qu'ils adorent ça.
Sur le chemin du retour, alors que je tire mon caddie sur les pavés irréguliers, je reconnais le jeune vagabond du quartier. Il m'est arrivé de le croiser chez l'épicier, je pense qu'ils sont amis. Appuyé contre l'aubette de bus, il est assis à même le sol malgré la pluie et fixe d'un air absent les façades des maisons en face. Je n'ai pas vraiment peur, il n'a pas l'air méchant. Il s'est bien approché une ou deux fois alors que je revenais des commissions mais je n'ai pas grand chose à voler en dehors de la pâtée pour les chats. Il se traine dans les rues le jour et la nuit je ne sais pas, j'espère qu'il n'a pas froid. Il n'est encore qu'un enfant, je ne connais même pas son nom, c'est bien triste de voir cela.
Dans la cuisine, je vide mon chariot alors que des dizaines de petites pattes manquent de me faire tomber. Impossible de me frayer un chemin jusqu'au frigo, ces petites bêtes sont insatiables, la jeunesse leur passera. Il y a l'espiègle Juliette, l'écaille de tortue, et ses trois petits à peine sevrés. Titus le gros tigré, maître incontesté de la maisonnée et enfin Mouche à la robe noire, la princesse du salon. Sur les radiateurs, en dessous des fenêtres, j'ai installé un coussin rayé, comme ceux qui protègent les chaises en plastique de mon jardin l'été, c'est le trône du patriarche. Les filles se partagent les tissus fleuris posés sur les accoudoirs du canapé et les petits ne dorment pas beaucoup. J'ai mis de l'eau à chauffer, par la fenêtre, je vois les arbres se plier, le vent a fini par se lever. Je n'ai pas prévu grand chose aujourd'hui, c'est une journée d'hiver comme je les aime, un temps sans fin pour rêvasser. Le thé est prêt me semble t-il.