Les "Délicatesse"

18/10/2024

Dernier Hommage - Paul 31/01/1940 - 13/10/2024

Il se déplace lentement, trainant sa canne de bambou sur le sol carrelé de la maison, le dos voûté, la démarche mal assurée, asymétrique. Il glisse plus qu'il ne marche, par à-coups, par habitude, avec courage. Il est déterminé à continuer d'avancer. Malgré la maladie qui le ronge, l'érosion du corps qui le désarticule. Aujourd'hui, il s'apprête à déterrer les "Délicatesse", ces pommes de terre à la robe fine qu'il a semées avec Cécile aux premières heures du printemps.

Il les a plantées en contrebas, à la façade du verger. Elles sommeillent au coeur des deux dernières rangées du potager à étages, juste derrière les fraisiers et non loin d'un bel olivier dont les racines et le tronc torturés évoquent la silhouette et la résilience de l'octogénaire. Afin de parcourir la centaine de mètres en pente douce depuis la terrasse, il privilégie le tracteur plutôt qu'une marche hasardeuse qui d'emblée l'affaiblirait. À son rythme, et sitôt les outils rassemblés et le panier soigneusement choisi, il rejoint son fidèle allié trônant près de l'abricotier, à la merci des fortes chaleurs estivales et des assauts du Mistral. Solitaire lui aussi.

Pour se hisser jusqu'au siège, le vieil homme agrippe fermement le volant, comme il ferait d'une bouée en pleine mer, le pied droit posé sur l'échelon de zinc et, dans un effort intense de traction, soulève son poids plume qui lui semble aussi lourd qu'un corps sans vie. Une fois calé sur son séant, l'esquisse d'un sourire se dessine, apaisant ses traits marqués, son visage pâle, émacié. L'espace d'un instant, il interroge du regard l'horizon, au-delà des arbres fruitiers, de la route et des vignes, vers cet ailleurs, de l'autre côté. Aussitôt le contact engagé, l'engin pétarade avec succès, zébrant le ciel pur d'une épaisse fumée noire, fugace. Ensemble, ils descendent ainsi la colline, oscillant légèrement d'un côté et de l'autre, au gré des ondulations du terrain. Une faible brise caresse la scène. La machine, dans cette mélodie bruyante et ses bercements rassurants, lui accordant le luxe d'un moment d'égarement, comme si les maux étaient restés là-haut.

Arrivé en bordure des cultures, Paul rassemble ses forces et ses pensées. Ne pas oublier les gants, la bêche, la serfouette et son chapeau défraichi, par la sueur et les saisons. Il descend non sans mal de son fier destrier et, les pieds ancrés au sol, s'avance d'un pas résolu avant de vaciller brièvement et de se rattraper au tabouret laissé là, à l'ombre des rameaux. Un tabouret de bois comme tant d'autres, éparpillés dans le jardin tels des phares dans la nuit. Il y prend place, reprend son souffle et questionne cette obstination féroce presque pieuse qu'il s'impose, comme si ses souffrances étaient une exigence, l'ultime corde qui le rattache à la vie. Il se dit que d'être en peine, c'est être encore. Il se reposera une fois mort.

Le soleil est au plus haut. Il enfile ses gants, difficilement. Ses doigts raides et courbés n'épousent plus les formes malgré le cuir souple, affiné par le temps. La chaleur est accablante. Il n'a pas pensé à prendre de l'eau. C'est une histoire qu'il raconte souvent, qu'il n'a pas besoin de boire ou plutôt, qu'il n'a jamais laissé son corps dicter ses lois. Jusqu'ici la charpente a tenu, il ne va pas céder maintenant. À l'image du gladiateur au combat, il relève la tête, plante son regard sur les lignes de terre sèche qui cachent dans leurs entrailles le savoureux trésor et mesure ses chances d'atteindre l'adversaire. Comment ne pas se faire surprendre, avant même le premier coup de pioche, par l'étendue à parcourir, ces quelques pas de terrain accidenté où il faudra enjamber, là une traverse inclinée, là une pousse d'artichaut qui renaît, et que dire de ces cailloux désordonnés rendant le passage aussi périlleux qu'un champ de mines.

Paulo se redresse en s'appuyant sur le manche de la bêche et parcourt à la manière d'un équilibriste les quelques mètres qui le séparent d'une première rangée de feuilles vertes et ocre, légèrement recourbées. Les jambes fléchissant avec peine, il se laisse choir sans hésiter. De ses mains calleuses d'abord, il agrippe la poussière et, dans un geste, presque une caresse, ouvre délicatement la terre d'un sillon. Prenant soin d'éviter les tuyaux intriqués de l'arrosage automatique, il retourne ensuite le parterre rocailleux à l'aide de l'outil, consciencieusement, jusqu'aux racines, dévoilant ici et là, les précieux joyaux. Jouer de la serfouette comme on ferait d'un couteau d'artiste, passant de la gouge à la pointe fine, de la houe à la lame, creusant la surface meuble, incisant patiemment l'argile dense. Et à chaque prise de guerre, c'est un ravissement que le miracle se produise. Ici, une petite "délicatesse" pour ainsi dire parfaite, qu'il imagine cuire à la vapeur. Là, une ample et charnue, qu'il a libérée avec tendresse et qu'il prévoit de mettre au four. Elles seront toutes arrosées d'huile d'olive, parsemées de sel et d'herbes du jardin.

Son souffle pourrait sans doute s'arrêter là, dans cet instant de grâce. On le trouverait rendu à la terre, une pépite d'or au creux de la main, comme une offrande, le visage incliné vers le firmament et le murmure du vent autour. Mais le glas n'a pas encore sonné. Puisque ses genoux maintenant au sol peuvent encore le traîner, il rampe plus loin dans l'allée. Malgré le chapeau vert aux larges bords, son front perle d'une sueur obstinée, brouillant ses beaux yeux bleus encore vifs, freinant davantage son éprouvante procession. Enfin parvenu au seuil d'une pousse fanée, et dans un effort qu'il ne pensait plus possible, il se redresse avec lenteur, se cabre, et s'abandonne à la pesanteur, laissant l'inertie de sa chute fendre l'air. Un ultime coup de griffe avant de rendre les armes. Le ciel s'est taché de nuages discrets, on devine le bruit de roues qui patinent dans l'allée de graviers qui mène à la cour. Sans un mot, il ramasse son corps épuisé et rejoint le tracteur endormi. Il pose alors délicatement son panier dans la benne et, puisant dans les tréfonds de sa bravoure, se hisse sur le siège salvateur. En un tour de clé, l'engin se réveille, sursaute, avant de remonter, hoquetant, la colline tandis que le jour décline.

Missia s'est débarrassé de sa veste en denim légère. Il a fait glisser ses bretelles dans une grimace à cause de ses épaules douloureuses et, sans égard à la poussière sur son pantalon noir, s'est effondré sur le bord de la chaise, celle qu'il occupe à la table de la cuisine. Celle la plus proche du grille-pain. Les yeux mi-clos, il courbe alors le dos et pose le front sur son bras replié, fronçant quelque peu la nappe en toile cirée. Il pense qu'il n'en a pas fait assez. Il aimerait peser la récolte, nettoyer les "Délicatesse" de leur manteau de terre et les cacher de la lumière, au garage. Il lui reste tellement de choses à faire. Tant de fatigue et tellement peu de temps.


© 2023 Antoine Hareng. Tous droits réservés.
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