La tarte aux citrons
Savoir entretenir le suspense
Depuis mon bureau, je vois la cuisine. Le vinyle qui gondole à certains endroits et les pas de ma mère qui valsent du placard au comptoir, du comptoir au frigo. L'odeur sucrée d'une pâte qui gonfle inonde la maison, la minuterie du four berce la scène. Je ne suis pas curieux, c'est mon frère qui lèchera le plat, il est à l'âge où les failles sont imperceptibles. Elle essuie les mains sur son tablier et la tête penchée pour m'apercevoir me sourit :
- Tommy chéri ? va me chercher 2 ou 3 beaux citrons et prends ton frère avec toi qu'il sorte un peu. Mets-lui ses chaussures !
Je m'exécute avec lenteur. Il pleut légèrement, le citronnier est tout au bout du jardin, de l'autre côté de la frontière comme je lui rappelle. Depuis l'emménagement de notre nouveau voisin, c'est la guerre des citrons et l'ennemi porte une barbe longue comme mon bras, un blouson en cuir et des bottes dont les clous brillent dans la nuit. Techniquement les racines sont à lui mais les branches sont chez nous, il y a donc débat. Sauf que papa est mort, que maman fait des tartes pour nourrir le vide et que son regard m'implore, cette tâche me revient désormais . Alors je prends la main collante de Lucien dans la mienne et l'aide à franchir les quelques marches qui descendent au jardin.
Arrivés aux confins des deux mondes, je préviens mon petit frère qu'il va falloir jouer au roi du silence s'il veut manger du dessert. Il se plaint déjà d'avoir les pieds qui piquent, je m'en veux de ne pas lui avoir mis ses baskets mais j'ai la flemme de faire demi-tour. Je le porte sur un bras et de la main libre fouille discrètement les feuilles de l'arbre dans lequel je dérange quelques guêpes. Jusque là, nous étions cachés par la palissade à hauteur d'homme mais le côté gauche du citronnier où je dois me risquer est à découvert, il n'y a là qu'une simple et courte tôle ondulée qui délimite nos terrains. Je me décale donc avec précaution, un oeil sur la maison du barbu et l'autre, furtif, dans le citronnier. Lucien s'impatiente, joue avec la cuiller en bois qu'il a fini de lécher et qu'il fait maintenant tourbillonner dans les airs pour tuer l'invisible méchant. Alors pour éviter le probable coup de spatule, je décide de le poser à nouveau malgré l'herbe trempée et lui commande de rester tranquille. J'ai beau fouiller, mes recherches restent vaines et je commence à me demander s'il y a une saison pour les citrons? Je dois me résoudre à franchir la démarcation, la peur étant préférable à la honte disait mon père. J'enjambe en premier la clôture de fer et après avoir scruté les alentours immédiats, soulève avec peine mon petit frère et le dépose sans bruit tout contre moi.
Entouré d'arbres chétifs aux bras ballants, le cabanon du voisin semble encore plus sinistre avec la lumière déclinante du jour, tapi dans l'ombre tel une créature de conte qui finit mal. Son regard; des fenêtres dont les vitres brisées sont calfeutrées de l'intérieur, sa bouche; une simple porte en bois que l'humidité fait gondoler comme la panse d'une vache morte. Le citronnier sur ce versant est plus touffu, je me concentre, sur la pointe des pieds, pour éviter les épines et au moment où je pense enfin avoir trouvé l'or, un tambourinage assourdissant suspend mon geste. J'étouffe un cri et bondis vers Lucien pour lui arracher la cuiller des mains, la tôle métallique en tremble encore quand je le plaque au sol et prie pour que les quelques herbes hautes dissimulent nos corps. Un chien hurle dans le crépuscule, des aboiements secs, rapides, puissants qui viennent de la cabane j'en suis certain. Je m'attends à voir surgir le monstre canin mais rien ne bouge en dehors des feuilles mortes chassées par le vent, une fourmi passe. Je reconnais le bruit d'une chaine qui se détend, les maillons balaient le plancher et les grognements se font plus espacés jusqu'à s'éteindre, laissant mon coeur retrouver ses esprits. Je parviens à me hisser sur les coudes et commande à mes jambes d'arrêter de trembloter mais alors que je me relève, une forme massive surgit de l'allée de graviers derrière la baraque, l'homme s'avance d'un pas décidé dans notre direction. J'ai juste le temps de plonger et dans la précipitation mon coude cogne la tête de Lucien dont je vois le visage migrer de la peur à l'incompréhension. Nos corps se respirent et je le supplie du regard de ne pas pleurer. Les oiseaux se sont tus, les pas du voisin doivent être étouffés par les herbes car je n'entends plus le crissements des cailloux. Il est sans doute tout proche. Je serre plus fort la cuiller, contracte la mâchoire et m'apprête à résister quand me parviennent distinctement des bruits de métal qui s'entrechoque. On ouvre une porte. Et puis tout s'enchaine très vite, j'ai à peine le temps de comprendre, à nouveau la chaine qui se tend, des glapissements frénétiques, des griffes qui patinent sur un revêtement lisse, des exclamations enjouées du maître à son chien, et dans l'euphorie d'un moment de retrouvailles, des éclats de rire, une cacophonie de jappements et des coups de langue sonores qui s'éloignent avec la porte qui se referme.
Alors je me tourne vers Lucien que j'avais presque oublié. La lumière qui inonde l'intérieur de la cabane nous a plongés dans une obscurité apaisante. Il est caché sous le citronnier juste là, étendu sur le dos, j'entends qu'il fait ce truc avec ses lèvres pour imiter le bruit du vent dans l'air. Les bras presque tendus, il fait planer ses mains vers le ciel, deux petites mains d'enfant enserrant chacune un citron, comme deux phares brillant dans la nuit.