Il faut se méfier des nuits d'été
La nouvelle d'inspiration biographique
J'ai décroché. Il fait nuit noire. Depuis mon matelas à même le sol, j'ai dû tâtonner. Un livre, un vêtement, un bol vide. J'ai remonté le fil et d'une main molle, dégagé le combiné de son support. L'heure n'a pas d'importance, ce fut bref. Ce fut 3 mots, une phrase à peine : " papa est mort".
C'était mon frère à 9000 km de là, 10 ans de plus, des trémolos dans la voix. J'aurais du crier, convulser, hurler dans la nuit, mais j'ai simplement dit : "je te rappelle". J'ai raccroché et allumé une cigarette. J'avais 22 ans.
Le soleil s'est enfin levé et avec lui la moiteur du jour. Sans doute la climatisation ronronne t-elle . Les étés louisianais vont font suinter par tous les pores, même sous la douche, le corps s'entoure d'une brouillasse légère qui vous colle à la peau jusqu'en octobre. J'ai fait du café, chassé quelques cafards de la cuisine, balancé la poubelle dans le vide-ordures. J'entends le sac rebondir sur les parois métalliques. Le bruit progressivement s'affaiblit. J'ouvre le frigo, vide. Les armoires, vides. Le futon traine au milieu du salon, à ses côtés un téléviseur et des cartons ici et la, prêts à être emportés. Exilée et maintenant orpheline.Le vide a envahi mes pensées, je laisse mon corps prendre le relais et le laisse s'activer à des taches banales dans cette situation bancale. Dans la cuisine, je passe et repasse, un chiffon à la main. Tant que je frotte, l'annonce reste à distance. Alors je m'applique et récure jusqu'à effacer la peinture du vide-ordures . Un sentiment amer d'abandon me traverse, j'imagine me jeter à mon tour dans cette trappe à déchets, tête la première, mon corps se disloquant à chaque virage, finissant sa course le crâne broyé au fond de la benne grise et froide. Je déplace les magnets sur le frigo. I Love Louisiana. Tête d'alligator et coucher de soleil sur les bayous. Mon père est mort.
Je remonte dans la mezzanine où le téléphone n'a pas bougé. Il repose en traître à côté du livre ouvert : "Ce matin j'ai décidé d'arrêter de manger" de Justine. J'avais été intriguée par le titre et, la couverture du livre; portrait d'une jeune fille ni belle ni moche, avait fini par me convaincre. Le malheur des uns pouvant faire le bonheur de certains me dis-je. Justine ne voulait pas mourir mais voulait être belle. Elle a perdu 36 kilos et a fini à l'hôpital avec une sonde fichée dans l'avant-bras pour nourrir sa carcasse. Elle a quand même failli casser sa pipe, Justine.Moi, j'aimerais juste m'éteindre. Disparaître comme une volute, dans une odeur de jasmin et d'encens. Façon énigmatique, presque romantique. L'anorexie me paraît long et fastidieux. Ça doit faire mal à la gorge de se mettre deux doigts au fond du gosier. Les spasmes du corps qui vous projettent vers l'avant, les cheveux qui s'emmêlent de sueurs et de vomissures alors que les contractions vous labourent le plexus. Cette mort là n'a rien pour elle.
J'appelle l'école et me porte malade. J'ai la voix enrouée, j'ai trop fumé. Aujourd'hui c'est mercredi, le 5 septembre. Je décide d'enfiler un short pas dessus la nuisette pied-de-poule, je glisse les pieds dans mes sandales et récupère mes clés posées sur le bar de la cuisine. La station service la plus proche est à 50 mètres. 50 mètres à affronter un monde qui ne sait pas, à baisser le regard pour éviter le bonheur des autres, j'ai juste besoin d'un paquet de cigarettes et je retourne à ma mort. Tranquille.
Je pousse la porte vitrée d'une main nonchalante, ça y est j'ai envie de pleurer. Ça m'a pris comme une envie de pisser. C'est ce type qui m'a souri à la pompe numéro 3. Un petit signe amical du bout des lèvres. Discret, pathétique. Comme si cette journée était une journée comme les autres et qu'il y avait lieu d'être heureux. Un sourire comme une agression. J'ai envie de lui péter les dents.
Deux personnes patientent à la caisse devant moi, une mère et sa fille. La jeune fait la gueule, elle n'a pas dû recevoir sa sucette. J'ai envie de lui filer des claques. Et ces larmes qui coulent. Le corps reste digne, ni hoquets ni soubresauts, juste un mince cours d'eau de larmes qui sur son parcours, se mélange à la sueur de mon cou avant d'être englouti par le textile de ma nuisette. Quand vient mon tour, je demande un paquet de Lucky Strike et un briquet. S'il vous plait. La couleur ? Il me demande quelle couleur ? Mais la question à poser là maintenant c'est pourquoi ? Pourquoi ça m'arrive à moi ? La mort c'était pour les autres, ça n'existait pas dans mon monde à moi. Pourquoi moi, pourquoi pas toi ? J' ai mis le tout dans la poche arrière de mon short et suis sortie sans avoir cassé la gueule du mec au comptoir.
Les larmes ont cessé, allongée sur le parquet près de la baie vitrée, je regarde vers le ciel. J'observe la course des nuages et j'imagine ton visage. Un cheval au galop, un dragon lanceur de flammes, cirrus vaporeux qui s'étirent sans contrainte, certains bougent et d'autres pas. Mais de toi nulle trace. J'ai avalé les comprimés un à un, en prenant mon temps. Avec un peu d'eau. Un rouge, un bleu, 3 blancs et tous les autres. C'est une belle journée d'été. Je sens mon corps s'affaiblir, la nuque se détendre, mes doigts engourdis caressent les ombres du soleil sur le plancher. Mes paupières doucement se ferment.
Aujourd'hui c'est mercredi. Sur le calendrier aimanté du frigo, la case du jour est barrée grossièrement d'une croix rouge. J'aurais dû m'en souvenir. Des voix sur le palier. Une clé insérée dans un mouvement pressé. Le loquet du haut est ouvert, celui du bas a besoin d'un quart de tour seulement. Je ne devais pas être là. Les déménageurs balaient la pièce du regard, contrariés, "ça va être juste pour passer le futon dans les escaliers".