Au nom de l'amour

09/10/2023

Votre nouvelle comportera au moins un mort ou une morte. Elle inclura les mots suivants : un billet de cent francs belge, un chronomètre, un stylo-plume, une enveloppe et un clou. Un de ces éléments sera l'arme du crime.

Elle avait été découverte, assise, dans son fauteuil voltaire rayé beige et blanc. Elle avait le nez poudré et les ongles peints en rouge. Elle était belle. Madame Huguette était cependant morte. Son corps avait légèrement basculé sur le côté, le châle avait glissé de ses frêles épaules. Il trainait en boule au pied de la chaise, comme un chat endormi.

Benjamin avait été appelé vers neuf heures par l'équipe soignante de la maison de repos. Il avait lâché son café qu'il baladait dans les rues d'Uccle et avait couru comme s'il avait été possible de rattraper le destin. Il ne comprenait pas. Les dernières paroles de l'oncologue qui suivait sa mère avaient été plus que rassurantes. Il avait même parlé de régression, cela n'avait aucun sens.

Depuis la fenêtre de la petite chambre, il y avait une belle vue dégagée sur le parc. Benjamin se laissa un instant bercer par la danse d'un grand saule balayant l'automne. Son regard se posa avec tendresse sur les murs encombrés de cadres photos. Instantanés de vie. Son sourire et celui de Lili, sa fille unique. L'image était un peu floue. Sur le secrétaire, un stylo-plume Cartier en or blanc reposait comme un trésor dans son écrin carmin. Son attention s'arrêta sur qui semblait être une enveloppe, posée contre le support en bois élégant du chronomètre du Scrabble. Il s'approcha. Le courrier était scellé. Il reconnu sans effort l'écriture régulière de sa mère mais fut intrigué par le nom du destinataire. Qui pouvait bien être cet Emilio petit coeur, petit coeur ? Un parfum de muguet interrompit ses pensées. L'infirmière le prévenait que le médecin de garde l'attendait à l'accueil. Il le conduirait, s'il le souhaitait, au reposoir où sa mère avait été transférée.

Lili n'avait pas cours aujourd'hui. Elle s'était réveillée tôt et comme à son habitude, avait tapoté affectueusement la vitre du terrarium en quête d'un signe. Frida semblait dormir, tapie sous un bout d'écorce. Peut-être boudait-elle encore ? Depuis qu'elle lui avait enlevé son compagnon, la grenouille faisait la morte. La jeune fille les avaient ramenés de Londres, elle y avait mis toutes ses économies. Au début, ce fut leur couleur orange métallique qui l'avait fascinée et leur nom qui faisait peur : "Phyllobates terribles". Et puis elle avait appris à les connaitre. Frida n'aimait pas être seule mais Lili n'avait pas eu le choix. Pour se faire pardonner, elle lui avait promis que bientôt elle l'emmènerait pour de vrai. Là-bas. Dans son paradis perdu. Que bientôt, elle serait libre.

"- Monsieur Legrand, bonjour. Nous nous sommes parlés au téléphone ce matin, je suis le médecin qui a rédigé le certificat de décès de votre maman. Encore toutes mes condoléances."

Benjamin serra la main tendue et vérifia du coin de l'oeil si sa fille était arrivée. Il lui avait demandé de le rejoindre urgemment mais s'était refusé de lui annoncer le décès de sa grand-mère par sms. Elle avait dit "OK, :I " suivi d'un "rien de grave ?". Il n'avait pas su quoi répondre.

Le médecin l'invita d'un geste à s'assoir face à lui et enchaina :

"– Comme je vous le disais, c'est sans aucun doute une crise cardiaque qui est à l'origine du décès de votre mére. Les effets secondaires de la dernière chimiothérapie pourraient expliquer l'affaiblissement de son coeur. Je suis désolé."

Benjamin pensa que la mort était bien mauvaise perdante. Il aperçu alors Lili passer la double porte automatique. Le hall d'entrée était calme et, en dehors des roues d'un chariot et des rangers de son ado sur le carrelage, le silence était pesant.Il prit conscience qu'il allait, malgré lui, être le témoin direct d'un instant de bascule. Celui qui, par une parole, nous projette de l'ignorance à la cruelle vérité que la vie ne sera plus jamais comme avant.

Lili n'avait pas versé de larme mais elle avait baissé la tête, laissant ses cheveux envahir son visage, par pudeur sans doute. La jeune fille, maigre comme un clou dans son pull noir XXL, était un mystère de la nature. Si fine, si délicate. Innocente. Elle semblait vivre dans une autre sphère, sans doute plus proche des nuages que de n'importe quel trottoir.

"- t'as pas cent balles ? Je vous ramène un café ? du lait ?

Benjamin ne fut pas surpris. Elle avait probablement besoin d'un peu d'espace, de cette solitude qui la nourrissait. Il aurait aimé lui dire qu'il l'aimait. Qu'il serait toujours là. Mais c'était compliqué. Alors il lui tendit un billet de cent francs belge et laissa son regard parler pour lui.

Lili introduisit le billet légèrement froissé dans la machine et observa le gobelet en carton tomber. Maintenu par deux grandes pinces, il était à présent prisonnier dans ce petit caveau vitré. Le compagnon de Frida, lui, n'avait pas été étranglé. La jeune fille l'avait endormi avant de gratter délicatement la peau de son dos. Elle avait récupéré suffisamment de toxine pour tuer un jaguar. Mais mamy n'était pas un félin. Juste une oie stupide. Amoureuse. Une oie en pleine parade, gloussant du Emilio par-ci, du Emilio par-là. Elle "avait des rêves à n'en plus finir et l'envie furieuse d'en réaliser quelques-uns"*. Emilio et Jaques Brel lui avaient fait tourner la tête. Il fallait que ça cesse.

La machine crachota la poudre de lait au fond de la tasse. Des vapeurs d'eau chaude envahirent l'habitacle. Mamy aussi avait dû sentir des brûlures. Après avoir léché l'enveloppe, avant que son coeur ne s'arrête. A cette idée, Lili fit la moue. C'est elle qui avait soufflé à sa grand-mère l'idée d'écrire sa correspondance sur papier vergé. Ses envies folles d'emmener Emilio dans les rues de Paris, celles de Madrid et de Rome. Et puis elle avait subitement réalisé que l'amour rend fou. Qu'il vous rend vos vingt ans. Et que cette romance était une menace. Celle que son héritage s'évapore, s'évanouisse sur les pavés des grandes villes d'Europe. Et avec lui, ses promesses. La Colombie, l'expédition de rendre Frida aux siens, lui trouver son Emilio. Elle lui avait juré.

* réf. vœux donnés par J.Brel le 1/01/1968

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