A quel moment avait-elle accepté de se perdre ?
Ecrire 6000 signes d'une nouvelle de Science-fiction / Développez un aspect sociétal pouvant fournir l'enjeu de votre nouvelle - Une critique du présent pour galvaniser votre point de vue sur la question
Andrea se rendit sur le quai 3 où l'attendait la navette Interplanétaire Horizon. En rang discipliné, des dizaines de cyborgs patientaient pour l'embarquement, certains anxieux pour qui c'était la première fois, d'autres plutôt apathiques échangeaient quelques mots, par politesse ou par ennui. Elle avait reçu son ATIC* quelques semaines auparavant après avoir remplacé avec succès 80% de ses organes par des prothèses et implants électroniques comme l'imposait la règlementation de la planète alien. La décision d'une migration temporaire de travail n'avait pas été facile à prendre mais son couple avait dû s'y résoudre. L'énergie manquait à la maison et malgré les kilomètres parcourus sur le plancher énergétique de leur habitation, Nolan et Andrea n'arrivaient plus à produire en suffisance pour vivre décemment, les crédits s'évaporaient comme particules fines aux rayons catalytiques.
Le choix du candidat au départ s'était imposé logiquement. Andréa avait mentionné qu'elle était la plus équipée (elle s'était déjà séparée de certains organes pour l'achat de leur fille Zoé) et avait assuré être prête à échanger son coeur par une pompe 6.0 pour se donner toutes les chances d'être recrutée. De nature positive, elle avait rapidement intégré les avantages que leur offrirait ce gain considérable de crédits. C'était à n'en pas douter la promesse d'un avenir meilleur, ne rêvaient-ils pas d'un robot ménager ou d'un deuxième enfant ? Cet argument avait touché le filin sensible de Nolan qui, résigné, avait fini par se mettre du côté des gagnants. Une année terrienne passerait vite avait-elle conclu dans un sourire entendu.
Les portes automatiques de la navette étaient maintenant verrouillées et Andréa trouva une place couchée proche du hublot. Elle boucla ses sangles et envoya un dernier message holographique à son compagnon avant que la cabine ne diffuse son dispositif de sommeil. Elle éteignit l'émetteur d'une pression sur le poignet et s'installa confortablement. Elle était excitée à l'idée de découvrir la planète mère. Ellesavait que pour cette première mission elle serait cantonnée à l'usine de fabrication du vaisseau 3001 et aux tubes de repos de la zone A* mais les vidéos qui circulaient sur l'Holonet avaient éveillé sa curiosité. La planète y était fièrement présentée comme une terre d'avenir, un monde uniforme de technologies avancées où l'intelligence de la machine avait remplacé la sueur. Une société où les entités unisexes au physique interchangeable (le catalogue était hallucinant) se partageaient l'espace dans le respect des programmes individuels intégrés. A n'en pas douter, l'Eldorado pour terriens désenchantés.
A la pensée réconfortante que les mots guerre, suicide, dépression ou harcèlement pouvaient un jour disparaitre de la surface de l'univers, la jeune femme ferma les yeux comme exigé par la voix robotique et se laissa pénétrer par le sommeil.
Arrivés à destination, les passagers furent réveillés en douceur et, comme promis dans la brochure digitale, ils se sentirent même reposés et rajeunis malgré la durée du voyage interplanétaire. Ils furent débarqués dans un hangar bruyant sans avoir eu la chance d'observer le soleil ou un quelconque lever de terre, mais Andréa se rassura en imaginant qu'une fois installés, des sorties seraient prévues pour les nouveaux arrivants qui tous rêvaient d'étoiles nouvelles. Elle suivait le brouhaha des pas devant elle, entre froissements, cliquetis et bruits de roulement quand elle fut soulevée vers le plafond par une pince gigantesque aux parois grillagées dont la brusquerie la contraria. Le transfert ne fut pas long mais, entre surprise et inquiétude, elle ne savait plus trop quoi penser. Il s'agissait d'un vrai ballet de câbles dans les hauteurs du hangar, comme une danse de méduses dans les profondeurs de l'océan. Le levier se cabra une dernière fois avant de laisser glisser son corps dans un couloir à taille humaine qui rejoignait ce qui semblait être une pièce individuelle. Un cube d'environ 6 mètres carrés avec un espace sommaire de repos et des cloisons tapissés d'écrans qui à cet instant plongeaient la chambre silencieuse dans une lumière tamisée aux couleurs d'aurores boréales. La jeune femme activa son poignet par habitude et fut prise par un moment d'angoisse, ses commandes tactiles et vocales étaient inactivées. Elle était seule. Aucun hologramme pour combler le vide, aucun son pour remplir l'absence. Nolan. Elle voulait parler à Nolan. Elle toucha avec précipitations les panneaux de sa cellule mais aucune pression, aucun glissement ne semblait actionner les écrans. Son coeur 6.0 ne s'emballa pas pour autant mais son cerveau humain perdit patience. Quelle heure du jour, de la nuit ? Depuis combien de temps attendait-elle ?
Un ronronnement coupa net ses pensées, un des panneaux muraux avait glissé, dévoilant un accès vers une coursive mal éclairée. Au sol, des signes clignotants l'invitaient à se positionner, pieds parallèles, sur une dalle en apesanteur devant l'entrée. Andréa se plia aux recommandations, elle voulait sortir d'ici, parler à quelqu'un, sentir l'odeur de l'herbe après la pluie, toucher du bout des doigts l'écorce d'un arbre ou la douceur d'un crépuscule. Alors que deux mâchoires enserraient ses chevilles, elle se laissa porter par la machine à travers de multiples couloirs vides qui débouchèrent rapidement sur un espace tout aussi exigu où elle fut installée, bouclée, à son poste de travail avec en hologramme les instructions à suivre. C'est lorsqu'une commande extérieure activa son bras bionique que le doute gifla son esprit avec une lucidité extraordinaire. Avait-elle réellement sauvegardé sa liberté de penser ? Elle en était jusqu'alors convaincue. Mais alors par quel artifice était-elle devenue l'esclave d'elle-même ? A quel moment avait-elle accepté de se perdre ?
* Autorisation de Travail Interplanétaire pour Cyborgs
* Zone des Androïdes